12

 

  Le capitaine Patrick McKenzie Fawkes, retraité de la Marine de Sa Majesté, arpente le plancher de sa véranda avec la même ardeur qui l’animait lorsqu’il était sur le pont de son navire touchant au port. C’est un homme gigantesque qui, pieds nus, frise les deux mètres et pèse pas loin de 100 kg. Ses yeux gris sont aussi foncés que la mer du Nord par une tempête de novembre. Ses mèches couleur de sable sont aussi soigneusement mises en place à la brosse que les mèches grisonnantes de sa barbe à la George V. Fawkes a tout à fait l’air d’un skipper d’Aberdeen, ce qu’il était très précisément avant de devenir fermier dans le Natal.

— Deux jours ! s’exclame-t-il avec un accent écossais rocailleux épais à couper au couteau. J’peux pas me permettre de rester deux jours loin de la ferme. C’est inhumain. Oui, monsieur, c’est inhumain, voilà ce que c’est.

  Par miracle, dans la tasse de thé qu’il agite, le thé refuse de passer par-dessus bord  – l’habitude de boire avec le roulis, sans doute.

— Si le ministre de la Défense a personnellement demandé à te voir, le moins que tu puisses faire est de répondre à sa prière.

— Mais bon Dieu ! femme, il ne se rend pas compte de ce qu’il demande, s’exclame Fawkes en secouant la tête. Nous sommes justement en train de défricher une nouvelle parcelle. Le taureau de race que j’ai acheté à Durban le mois dernier doit arriver demain. Il y a des tracteurs à réviser. Non, j’peux pas y aller.

— Tu ferais mieux de mettre en route le « 4 x 4 », dit Myrna Fawkes en posant son tricot et en regardant son mari. J’ai déjà fait ta valise et préparé un casse-croûte pour te conserver de bonne humeur jusqu’à ce que tu arrives au train du ministre, à Pembroke.

  Fawkes se dresse de toute sa stature qui écrase sa femme et il grogne. C’est un geste purement académique. Depuis vingt-cinq ans qu’ils sont mari et femme, il attend encore qu’elle lui cède. Par pur entêtement, il essaie une nouvelle bordée.

— Ce serait négligence coupable de ma part de vous laisser seuls, les enfants et toi, avec tous ces maudits terroristes qui courent la brousse en assassinant les chrétiens dans tous les coins.

— Tu ne confonds pas désordres et guerre sainte ?

— Allons donc,  insiste Fawkes.  L’autre jour encore, un fermier et sa femme sont tombés dans une embuscade du côté de Umoro.

— Umoro est à 130 kilomètres d’ici, répond tranquillement sa femme.

— Ça pourrait aussi bien arriver ici !

— Tu vas aller à Pembroke et tu seras au rendez-vous du ministre de la Défense. (Les mots tombent des lèvres de la femme comme s’ils étaient taillés dans la pierre.) J’ai mieux à faire que de rester toute la matinée dans la véranda à palabrer avec vous, Patrick Fawkes. Et maintenant, en route ! et qu’on ne te voie pas mettre un pied dans ces saloons de Pembroke !

  Myrna Fawkes n’est pas une femme à prendre à la légère. Elle est petite et mince, certes, mais elle est aussi résistante que deux gaillards solides. Fawkes ne se souvient pas l’avoir jamais vue autrement qi i enfouie dans une de ses propres chemises kaki, le bas de ses blue-jeans rentré dans des bottes de vachette. Elle est capable de faire à peu près tout ce qu’il fait : délivrer une vache, diriger leur petite armée d’ouvriers indigènes, réparer mille et une pièces de mécanique, soigner les malades et les femmes ou les enfants du compound et cuisiner comme un chef français. Curieusement, elle n’a jamais appris à conduire ou à monter à cheval, et elle ne cache pas que cela lui est totalement indifférent. Elle soigne sa forme physique en marchant pendant des kilomètres chaque jour.

— Ne te ronge pas les sangs pour nous, poursuit-elle. Nous avons cinq gardes armés. Jenny et Patrick junior peuvent tous les deux abattre la tête d’un mamba (Espèce de serpent d’Afrique du Sud, parent du cobra) à 50 mètres. Je peux appeler les constables (Policiers ) par radio en cas d’ennui. Et n’oublie pas notre barrière électrifiée. Et même si les guérilleros la franchissent, je peux toujours compter sur mon vieux Lucifer, dit-elle en montrant un fusil de chasse Holland & Holland, calibre douze, appuyé contre la porte.

  Avant que Fawkes ait pu grommeler le moindre murmure en guise de baroud d’honneur, son fils et sa fille arrivent dans une British Bushmaster et l’arrêtent au pied de la véranda.

— Le plein est fait et elle est prête pour la route, Capitaine, crie Patrick junior.

  Il a vingt ans depuis deux mois, le visage et la minceur de sa mère, mais il dépasse déjà la taille imposante de son père. Sa sœur Jenny  – dix-neuf ans, châssis solide et seins épanouis  – sourit gaiement entre ses taches de rousseur.

— Il ne me reste plus une goutte d’huile pour le bain, dit-elle. Veux-tu être gentil et m’en prendre un flacon à Pembroke ?

— De l’huile de bain, gronde Fawkes. Ma parole, c’est une conspiration ! Je suis l’éternelle victime d’une conspiration manigancée par la chair de ma chair, s’il vous plaît. Vous vous croyez assez forts pour naviguer sans moi ? Eh bien, soit ! Mais dans mon livre de bord, vous n’êtes qu’une maudite bande de mutins, voilà ce que vous êtes !

  Après un baiser de Myrna, qui rit aux éclats, escorté par son fils et sa fille, Fawkes monte, bon gré mal gré, à bord du quatre-roues motrices. Pendant que le garde ouvre la barrière, il se retourne pour jeter un coup d’œil sur sa maison. Tout son monde - tout son équipage  – est sur les marches de la véranda, encadré par les bougainvillées en fleurs. Les deux femmes et le garçon lui font un signe d’adieu ; il leur répond gaiement. Puis il roule bientôt sur la piste de terre, passant les vitesses de la Bushmaster et traînant derrière lui un petit nuage de poussière.

Somala surveille le départ du capitaine : il note soigneusement les mouvements du garde qui enclenche ou coupe le circuit électrique pour fermer ou ouvrir la barrière. Le garde agit machinalement. Excellent, songe Somala. Ce type fait ça sans y penser. Ce sera parfait lorsque sonnera l’heure de l’attaque.

  Il dirige ses jumelles vers l’épaisse végétation d’herbe à éléphant semée de bouquets d’arbustes qui marquent la frontière sinueuse du domaine. Le détail a bien failli lui échapper. Il lui aurait sûrement échappé si son œil n’avait pas perçu un bref éclair. Instinctivement, il cligne et se frotte les yeux. Puis il regarde de nouveau.

  Un autre Noir est couché sur une butte légèrement surélevée ; le feuillage moussu d’un acacia le dissimule. Si sa peau n’était pas un peu moins foncée et ses traits un peu plus jeunes, on le prendrait pour Somala. L’intrus porte lui aussi une tenue de combat camouflée et un fusil automatique chinois CK-88, avec une cartouchière en bandoulière- l’uniforme normal des soldats de l’Armée révolutionnaire africaine. Somala a l’impression de se voir de loin dans un miroir.

  Et il s’interroge. Il sait très exactement où se trouvent les hommes de sa section. Celui-là lui est inconnu. Le comité de ses conseillers militaires vietnamiens aurait-il envoyé quelqu’un pour juger de son talent de chef de patrouille ? Ce n’est sûrement pas sa fidélité à l’égard de l’A.R.A. qui est en cause. Puis Somala sent un frisson glacé courir sur sa nuque.

  Le guerrier inconnu ne surveille pas Somala. Il observe à la jumelle la maison des Fawkes.

 

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